Le sabotier

Un sabotier habitait, il y a très longtemps, un tout petit village, encerclé de toutes parts par de lointaines montagnes. Il n’y venait que très peu de gens, et surtout des hérauts qui mettaient tant de temps à arriver que parfois, le roi dont ils venaient annoncer le couronnement était déjà mort entre temps! C’était vraiment un village perdu et sans importance!

Après que ses rêves le lui eurent suggéré maintes et maintes fois, le sabotier décida un jour qu’il ne pouvait plus vivre sans savoir ce qu’il y avait de l’autre côté de ces montagnes, bien qu’il lui fallut pour cela entreprendre un voyage long et périlleux dont il n’était pas bien sûr de revenir entier.

Il fit donc ses adieux à sa femme, à ses enfants, à ses amis,il rangea consciencieusement son échoppe de sabotier et partit, un léger bagage sur l’épaule. De nombreux jours après, il parvint, au coucher du soleil, à un col d’une montagne sur lequel il se coucha pour la nuit, en prenant soin de s’allonger, la tête tournée en direction de la route qu’il devait suivre le lendemain. Il n’avait pas du tout le sens de l’orientation, et il se sentait déjà tout perdu! C’était sa seule sécurité, puisqu’il faisait nuit.

La fatigue de la route, le poids de son départ encore récent étaient tels qu’il passa une nuit très agitée, et pleine de cauchemars. Elle fut même si agitée qu’il remua beaucoup dans son sommeil, se retourna complètement et se réveilla la tête tournée vers l’endroit d’où il était venu. Il repartit donc dans le sens qu’indiquait sa tête, puisque c’était le point de repère qu’il s’était fixé.

Et quelle ne fut pas sa surprise, ce jour-là, de rencontrer sur son chemin des paysage qu’il lui semblait un peu connaître! Le lendemain et le surlendemain également, et les autres jours aussi…

Il finit par arriver dans un village qui ressemblait très étrangement au sien, à un tel point qu’il y avait même, dans ce village, une maison comme la sienne, une femme comme celle qu’il avait laissée, des enfants comme les siens… Le comble, c’est qu’il y avait là une échoppe de sabotier vide; les habitants du village, dont certains ressemblaient vraiment beaucoup à ses amis d’antan, lui dirent qu’elle était libre, le propriétaire en étant parti. Alors, il s’y installa, surpris, mais un peu troublé cependant. Il se dit aussi que c’était quand même une chance que ce village n’ait plus de sabotier, car cela lui permettait de reprendre tout de suite son ancien métier. Et il ne savait faire que celui-là!

Et le sabotier se fit alors la réflexion que, de l’autre côté de la montagne, c’était tellement pareil que ce n’était même pas la peine qu’il revienne sur ses pas. Il n’avait qu’à rester là. Ce n’était pas désagréable, après tout. Bien au contraire, cela avait même un je ne sais trop quel léger parfum de nouveauté… C’est ce qu’il fit, assez content, somme toute, que l’autre côté de la montagne ne soit pas si étrange, dangereux et différent que ce qu’on avait pu lui en dire…

Cependant, certains soirs, lorsque le soleil se couche et teinte de rose et d’orange la cîme blanche des montagnes lointaines, il se prend à rêver un peu. Il a une boutique qui est comme son ancienne boutique, une femme qui ressemble trait pour trait à son ancienne femme, des enfants, des amis, des connaissances, dont n’importe quel observateur non averti jurerait que ce sont les mêmes!
Et malgré tout ceci, ces soirs-là, il lui arrive de regretter un peu le village qu’il a quitté…