Leçon n°18 – Long Fleuve Tranquille

Introduction

L’étymologie du terme «religion» – re-ligare – , nous indique qu’il s’agit de «lier une nouvelle fois». Essayons de trouver de quoi il s’agit.

Un premier sens possible consiste à dire par exemple, comme en théologie classique des religions bibliques, qu’il est question de «lier» de nouveau l’homme (quel qu’il soit) à Dieu (quel qu’il soit). Cette interprétation renvoie à une idée présente dans bien des religions, qui est en gros celle du Paradis terrestre. Avant le Péché, avant la Chute (épisode mythologique situé dans la Nuit des Temps) les hommes (et les femmes) se trouvaient dans la Compagnie de Dieu.

Chaque nouveau né vient sur terre marqué d’un «péché», à savoir l’ignorance fondamentale que sa vie vient de Dieu et doit revenir à Dieu. Dans cette logique, vu ce que nous savons de la nature humaine, cette dernière doit être éduquée pour pouvoir de nouveau prétendre à entrer en présence de Dieu.

C’est pourquoi le Livre Sacré est présenté comme une Révélation (donnée par Dieu), autrement dit, comme le Mode d’Emploi par excellence de ce qu’il convient de faire pour re-trouver Dieu. L’expression «de nouveau» signifie donc «de façon nouvelle» et non pas une deuxième fois, semblable à la première. Pour les Chrétiens, l’idée de «Nouveau Testament» est de cet ordre: un «nouveau lien» avec Dieu. Rien de faux, sans doute, dans cette interprétation, mais elle n’est pas la seule.

Un second sens possible consiste, par exemple, à utiliser une vision sociologique laïque, voire agnostique, et à considérer qu’en dehors de toute hypothèse divine, chaque religion agit comme un système-fonction créateur d’un lien social qui propose à ses souscripteurs l’observance de code sociaux particuliers, l’exécution régulière de rituels collectifs et personnels particuliers, l’apprentissage d’éléments culturels spécifiques qui sont présentés comme des Lois: les Dix Commandements, La Charia, L’Octuple Sentier, etc. Parce qu’il doit être intégré et pratiqué par le plus grand nombre de gens possible, l’ensemble de ces connaissances constitue alors la ‘matière’ même du lien social, qui fonctionne comme élément de reconnaissance du groupe, du clan, de la secte, de la chapelle, de l’église, de la religion, etc.

De par le catalogue de recettes d’existence et de prescriptions sociales qu’il contient,  le Livre Sacré a toujours la vocation de créer du lien social et des signes de reconnaissance identitaires entre les membres de ladite religion. Dans cette interprétation, les religions ont pour tâche de relier les hommes entre eux, quelque soit son éventuelle efficacité à relier les hommes à Dieu.

 

Exclusion et volontarisme

Dans les religions non monothéistes, la partie «Dogme» du Livre Sacré, à savoir «la Loi» (dogma, en grec) qui est proclamée et applicable, tire sa force exécutoire du fait que Dieu Lui-même est censé l’avoir révélée tout exprès à un homme spécialement choisi à cet effet. Quand à la Personne Élue, (Moïse, le Christ, Mahomet, les Prophètes, etc.) son rôle consiste à enseigner tout naturellement que ces lois s’adressent spécialement au Peuple Élu qui recevra le bénéfice de l’observance de la Loi justement parce qu’il a été choisi par Dieu. Sous/sur-entendu, «et pas les autres», qui eux, n’ont pas été choisis par Dieu, qui par définition ne croient pas à ces Vérités Révélées, et qui pour ce motif, sont appelés des Incroyants.

La partie «recette sociale» du Livre Sacré est enseignée dans les écoles appropriées. La pédagogie repose sur une philosophie qui peut s’énoncer ainsi: «Nous savons bien que le monde ne fonctionne pas ainsi, mais si nous voulons qu’un jour tout le monde fonctionne ainsi, il faut apprendre comment ça fonctionne et le mettre en pratique dès à présent». Et le fait que ça ne produise aucun effet sur les autres, les incroyants, prouve justement qu’ils sont dans ignorance, que «nous» avons raison et qu’«ils» ont tort. C’est l’essence même d’un système fonction: un système défini par ses propres fonctionnements en boucle circulaire. «Faites semblant de croire et bientôt vous croirez», disait Pascal. «Pratiquez et vous verrez», disent Juifs et Musulmans. Ce genre de prémisse produit un effet technique positif qui consiste à faire la démonstration de l’efficacité de principe des préceptes entre les gens qui pratiquent la même religion. L’efficacité est très souvent au rendez-vous dans la mesure où l’entraînement agit comme un conditionnement efficace.

Aux niveaux collectifs, certains systèmes religieux amplifient ce qui vient d’être expliqué de façon volontariste, de façon à ‘passer en force’ à l’extérieur. Le discours est alors du genre: «Je me comporte individuellement et collectivement de la bonne façon, de manière à ce que cela devienne une évidence, et j’impose ces comportements qui constituent mon idéal, y compris par la force, à tous les incroyants.» Rien de nouveau non plus à ce niveau.

 

Effet pervers: l’angélisme

En revanche, aux niveaux individuels, l’effet pervers peut se manifester dans un certain angélisme. Par exemple, le résultat objectif du discours catholique (Tendez la joue gauche, Aimez vos ennemis, etc.,) donne une formulation du genre «Dès lors que j’ai la foi, la vie doit couler comme un long fleuve tranquille. Je n’ai pas à craindre mes ennemis, Dieu pourvoira à mes besoins et à ma sécurité.» Il en découle une interprétation parfaitement inconsciente qui conditionne quelqu’un(e) à penser que l’état ‘normal’ du monde est d’aller bien. «Tout le monde il beau, tout le monde il est gentil » (Film de Jean Yanne en 1972). Appliqué à mon existence ordinaire, cela donne: «Je vais bien, c’est normal. Je suis malade, c’est une catastrophe et le monde s’arrête de tourner.»

Cette vision inconsciente et conditionnée fonctionne en contradiction apparente et en même temps qu’un autre discours collectif (in)sécuritaire, qui se nourrit de précautions, de préventions des risques, d’assurances, de réassurances et de systèmes de sécurité toujours plus sophistiqués et nombreux. Ce discours collectif vibre en effet à l’unisson du fonctionnement égotique individuel qui cherche par tous les moyens à préserver sa tranquillité, ses habitudes et ses habitudes mentales, «le connu» étant par définition ressenti comme beaucoup plus sécurisant que «l’inconnu».

 

Rectifier le tir

Le discours bouddhiste, dans lequel le Travail Intérieur plonge une grande partie de ses racines, insiste sur la nécessité d’expérimenter au lieu de croire. Plus factuel, il incite à méditer, puis à prendre conscience, que notre réalité objective et fondamentale s’appelle la douleur et la souffrance, également réparties entre la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Autrement dit, il s’agit de nos réalités physique et psychique objectives. C’est cela, notre processus normal d’existence, à partir duquel nous devons travailler à faire cesser la souffrance.

 

Comment utiliser cette connaissance dans votre existence?

1°) Commencez par la vigilance et le dépistage: Chaque fois que possible, observez comment vous avez été incités, dressés, conditionnés à «positiver» sans discernement tout ce qui se présente, et comment, au présent, il vous arrive de chercher et de trouver des excuses, des justifications, des explications et des ‘parapluies’. Observez cette activité mentale qui consiste à interpréter, qualifier, juger, auto justifier, rationnaliser etc., ce qui se passe en pleine action. Laissez la faire en observant sans intervenir, mais…

2°) Dès que vous l’avez bien vu fonctionner, bloquez le processus: Intérieurement ou extérieurement, dites à voix basse ou haute «STOP! Ça juge, mais je ici-maintenant ne sais pas tout. Assez de bavardage: que se passe-t-il réellement ici-maintenant?» Le Gardien à l’œuvre ici (voir Leçon n°5) s’appelle Loicosmic.

3°) Prenez le temps d’observer et d’étudier la façon dont ces opinions, jugements, certitudes, justifications etc., ne sont basés que sur une vision partielle de la ‘réalité’ dont vous avez hérité et que vous n’avez pas encore vérifiée. Observez l’influence de vos sentiments, vos jugements de valeurs, vos émotions, etc., sur vos représentations de la réalité. Elles peuvent se révéler non valides dans beaucoup de cas… Peut-être y a-t-il même lieu de ne pas les valider, voire de les rejeter le plus vite possible.

 

Objectif du T.I.

Il s’agit de parvenir d’abord à admettre de façon organique qu’il existe une différence importante entre vos attitudes de Jésus Christ ou de Saint Bernard et votre ‘réalité fonctionnelle’. Vous n’êtes pas tout(e) puissant(e), l’univers se passe très bien de vous et votre pouvoir d’agir sur lui est bien souvent illusoire.

Il s’agit ensuite d’intégrer cette conscience à votre existence de façon à cesser de vous sentir dérangé(e) ou démoli(e) chaque fois qu’une douleur ou une souffrance se produit.

Cela s’appelle alors l’équanimité, à savoir la capacité de la conscience à traiter de façon ‘égale’, sans interprétation de valeur, les événements qui se produisent sans déranger les fonctionnements de l’esprit ordinaire, de façon que la conscience d’éveil reste à la direction des opérations.

 

La vie n’est pas un long fleuve tranquille, (film d’Etienne Chatilliez en 1988) et notre ignorance des modes d’emploi efficaces nous conditionne à fabriquer de façon automatique bien des erreurs et des catastrophes normalement évitables. D’où l’enseignement du Bouddha qui dit en substance: «Les modes d’emploi qui permettent de mettre un terme à votre et vos souffrance(s) existent. Vous avez la possibilité d’apprendre à les faire fonctionner. Faites donc de cet apprentissage votre moteur d’existence. Vos soucis diminueront en même temps que votre ignorance.»

Mais personne ne vous oblige à faire ce travail… intérieur.

Dans la même veine, laissons à Lao Tseu le mot de la fin: «Le Sage vit sans interprétation».