02 – Logiques de la Sémantique Générale

Introduction

Les mots font partie de notre univers quotidien; leur mauvais usage peut gravement perturber notre compréhension des événements, nos réactions émotionnelles et sentimentales, nos comportements et nos décisions conscientes et inconscientes.

À la suite, la façon dont nous employons notre langage courant a des conséquences importantes et souvent désastreuses sur notre organisation mentale. En prendre conscience constitue une étape essentielle dans la construction correcte de notre existence. La Sémantique Générale a été conçue pour enseigner les moyens de cette prise de conscience.

Un peu d’histoire

En 1922, Ludwig Wittgenstein, philosophe et logicien, a formulé[1] un constat expérimental: il existe d’un côté ce qu’il appelle des “états de choses” qui apparaissent, subsistent, se transforment et disparaissent. Il employait les guillemets pour souligner qu’il n’était pas satisfait d’employer le mot «état» pour désigner un monde en permanente transformation et devenir. Et il existe d’un autre côté des façons de se représenter ce qui se passe, dont la structure est plus ou moins semblable à la structure de ce qui se passe. Pour énoncer cette essentielle différence de niveaux, Wittgenstein écrira cette célèbre formule:

«Ce qui peut être montré  ne peut pas être dit.»

Il établit ainsi que  les “états de choses” ne sont ni identiques ni équivalents à nos “représentations”. Il y a là deux niveaux profondément différents que la logique interdit d’identifier, de mélanger ou de confondre.

Le coup de génie de Wittgenstein a consisté à faire observer que nous pouvons trouver aux «états de choses» une structure particulière qui peut être montrée. En ce qui concerne  la structure du “jeu de langage” ou de la représentation, elle existe également, même si elle ne se trouve pas aux mêmes niveaux que l’autre.

Par exemple, si je dis: «Il pleut dans mon jardin» le bruit que je fais avec ma bouche n’aura de sens que pour qui parle la même langue que moi. Si en même temps, je vois effectivement qu’il pleut, que je sens la pluie ruisseler sur ma tête, la structure de ce que j’ai dit (mon jeu de langage) correspond à la structure de ce qui se passe et que j’expérimente. Mais ce que j’ai dit n’est pas l’événement silencieux que j’appelle “pluie” dès que j’ouvre la bouche; ce que j’ai dit n’est pas cet événement parfaitement silencieux que je connais, que je peux reconnaître lorsqu’il advient et qui peut me laisser trempé des pieds à la tête si j’ai oublié ce jour-là mon parapluie.

L’originalité et le génie de Wittgenstein ont aussi consisté à se demander ce qui pouvait bien fonder la vérité de ses façons de penser et de parler de façon ordinaire, autrement dit la cohérence entre ce qu’il ressentait, ce qu’il percevait, ce qu’il en disait, ce qu’il en pensait. Et à la suite, il a recherché ce qui fondait une vérité scientifique. C’est ainsi qu’il est parvenu à cette prise de conscience: la réalité des mots s’arrête là où commence celle des faits. Autrement dit, il existe une absolue différence de niveaux entre ce qui se passe et ce qui se parle.

Cette intuition/révélation/formulation était en 1930 et reste en 2008 tellement révolutionnaire que la culture ordinaire du XXème siècle l’a presque complètement ignorée, laissant aux chercheurs scientifiques, dont les techniques de pointe s’éloignent de plus en plus rapidement de la compréhension ordinaire, le soin de l’exploiter dans leurs domaines spécialisés.

Les outils de la Sémantique Générale permettent d’appliquer cette intelligence aux nombreuses difficultés de la vie ordinaire et de nos affaires humaines pour aboutir à une importante méthode de simplification.

Par exemple, les méthodes d’enseignement classiques nous ont habitués à considérer que lorsque nous faisons du bruit avec la bouche, nous énonçons des idées. Ce n’est pas toujours vrai. Au quotidien, la plupart du temps, il s’agit surtout de bruit, d’une sorte de ‘musique’ qui accompagne nos comportements.

Dans cette même ligne, nous sommes conditionnés (les enfants se taisent quand les adultes parlent) à admettre sans discussion ni discernement que lorsque quelqu’un parle, c’est forcément intéressant et légitime… une façon de donner un peu de ‘dignité’ sociale à des discours qui n’en ont pas forcément. Cette supposition inconsciente se révèle la plupart du temps fausse par rapport aux faits. «Idée» n’est pas «effet». Parler n’est pas réaliser. Discourir n’est pas mettre en œuvre.

En Droit, personne n’imagine de faire confiance à une parole. Tout ce qui est dit est opposable par définition à n’importe quel ‘dit’ contraire. Ce qui est écrit, en revanche, permet de donner une date certaine à ce qui a été dit, et constitue un intermédiaire souvent essentiel entre «dire» et «faire».

Regardons à présent l’étymologie du mot «discours»: dis: comme dans dis-paraître, dis-tendre, dis-perser, dis-symétrie, dis-siper, dis-cuter, etc., ce préfixe exprime l’idée d’arrêter, d’interruption, de rupture, de changement de rythme, etc.

Arrêter quoi? Il s’agit d’arrêter le «cours des choses, des gens et des événements.» Lorsque je fais un dis-cours, je cesse de m’intéresser à la contemplation du cours (processus) normal des événements, (qui suit justement son cours), pour parler. Lorsque je parle, ce n’est pas ce qui se passe. Je parle à propos de ce qui se passe, mais cela n’est pas ce qui se passe.

En 1930, Alfred Korzybski, à partir des logiques nouvelles de Planck, Heisenberg, Poincarré, Einstein, Russel, etc., et de la psychologie des conditionnements de Ivan Pavlov, va se demander pourquoi et comment les langages mathématiques, techniques et scientifiques sont adaptés à leur objet, alors que nos langages courants et ordinaires ne le sont pas.

À partir de la distinction que Wittgenstein avait faite entre les «états de choses» et des «jeux de langage», il va proposer sa propre formulation en distinguant les niveaux verbaux correspondant à la conscience d’utiliser des mots à propos de ce qui se passe, et les niveaux silencieux, (non-verbaux) correspondant à la conscience de l’observation des faits sans utiliser les mots.

Par ailleurs, il constate que les langages dits scientifiques emploient un mot précis (et non pas deux) pour désigner une chose ou concept précis(e) (et non pas deux) dans un/des contexte(s) précis (et non pas confus). C’est pour cette raison que les langages mathématiques, techniques et scientifiques permettent de fabriquer des ponts qui portent, des fusées qui fusent, des trains qui traînent, des médicaments qui médiquent et plus généralement des électrons qui molléculent de façons repérables, représentables et même prédictibles à travers notamment les outils physiques et mathématiques.

Au contraire, lorsque nous observons notre langage courant (que Wittgenstein appelait le langage des affaires humaines), il se révèle la plupart du temps approximatif, suggestif, aléatoire, imprécis, imprévisible. Et nos actions d’existence ordinaires se révèlent également aléatoires, imprécises, imprévisibles…  La corrélation entre ces deux observations ne pouvait pas être évitée.

Korzybski a formulé cette observation que nous sommes peut-être souvent les inventeurs de nos façons de parler, mais qu’en retour, nos façons de parler nous conditionnent de façons aussi puissantes qu’inconscientes! En pratique, si mon langage est confus, mes actions le seront aussi et inversement. Il y a un problème de cohérence de structure entre les mots et les actes. Lorsque je ne différencie pas les mots de ce qu’ils représentent, je méconnais leur absolue différence essentielle, je produis de la confusion, et très vite, plein d’ennuis.

Avec les outils de la Sémantique Générale, il ne s’agit pas seulement de travailler le rapport entre les mots et ce qu’ils veulent dire[2].  Il s’agit de travailler la question d’une façon beaucoup plus générale parce que le langage courant ne constitue qu’une partie seulement de nos systèmes de représentations. Il y en a beaucoup d’autres! L’univers des mots, les langages parlés, les pensées, les théories, tout cela constitue le monde verbal: c’est la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée est beaucoup plus importante et elle est constituée par l’ensemble des systèmes de représentations non-verbales.

Les représentations non-verbales? Nous sommes là dans un vocabulaire d’épistémologues accessible aux philosophes, à certains scientifiques, linguistes et psychologues. Et en français courant, de quoi s’agit-il?  Il s’agit de nos sensations, de nos émotions, de nos sentiments, de nos pensées, etc., autrement dit, du fonctionnement le plus fondamental de notre existence qui n’a heureusement pas besoin des mots pour fonctionner aux niveaux non-verbaux!

Le créateur de la Sémantique Générale va donc reprendre la formule de Wittgenstein à sa façon pour lui donner la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. C’est ainsi que l’idée de Wittgenstein «Ce qui se passe n’est pas ce qui se parle.»  va devenir [3]:

Une carte n’est pas le territoire qu’elle représente.

Cette prémisse a vocation fonctionnelle de nous rappeler, chaque fois que nous identifions ce qui se parle et ce qui se passe, (autrement dit une carte et le territoire qu’elle représente), que nous entrons directement dans la confusion, les erreurs, les conflits etc.

Et que nous en sommes presque toujours inconscients!


[1] Wittgenstein: Tractatus Logico Philosophicus 1922 (TLP-4.1212)
[2] La discipline existait déjà: il s’agit de la sémantique linguistique, extension des travaux de F. de Saussure. La sémantique linguistique n’a pas vocation à s’intéresser à ce qui se passe aux niveaux non verbaux. Elle travaille sur la signification du contenu du signe.
[3] Korzybski: 1933  = publication de Science and Sanity, ouvrage principal de A.K.qui expose les prémisses et fondements de la Sémantique Générale