Le prieur et le cuisinier (intellect et intelligence)

Cette histoire japonaise du 18ème siècle est celle d’un jeune cuisinier que son patron n’aimait guère et payait très mal. Le travail lui-même était très pénible et les chances de parvenir à une vie meilleure s’amenuisaient de jour en jour. Un soir, il entendit parler deux pèlerins qui s’en venaient visiter le célèbre monastère de Kyoto, et leur conversation roula une bonne partie de la soirée sur la paix de l’esprit et les techniques enseignées par les moines Zen pour y parvenir.
Très intéressé, notre jeune homme, dès le matin venu, demanda son compte à l’aubergiste et se rendit le plus tôt qu’il put au monastère pour un entretien avec le Prieur. Il prit naturellement soin, tout le chemin durant, de bien préparer sa demande et ses arguments, car il savait aussi qu’il était presque impossible à quelqu’un d’aussi pauvre que lui d’entrer dans ce monastère là.

Avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche, le Prieur qui le reçut lui fit remarquer que le fait de vivre mal sa vie n’était pas un motif suffisant ou valable pour se faire moine, après quoi il le congédia.

Le jour suivant, le second entretien ne fut guère plus brillant. Le cuisinier eut beau dire qu’il désirait passionnément trouver la paix de l’esprit, le Prieur répondit avec mépris que sa recherche était sans valeur, ce qui s’obtient pouvant être perdu de même. De plus, comment trouver la paix de l’esprit avec un esprit si perturbé, si passionné… C’était impossible! Notre cuisinier passa sa deuxième nuit dehors à se lamenter et à réfléchir, tant et si bien qu’il arriva au troisième entretien épuisé. Il fut même au début incapable d’ouvrir la bouche. Il déposa seulement aux pieds du Prieur son maigre pécule, et finit par lui avouer qu’il avait tout quitté pour venir. S’il ne pouvait rester, il demandait seulement conseil pour savoir où diriger ses pas.

Le Prieur demanda:
– Quel métier faisais-tu jusqu’alors?
– Je suis cuisinier…
– Ah! voilà qui change tout, dit le Prieur en souriant, notre moine cuisinier est mort il y a deux jours. Va à la cuisine, et vois ce que tu peux faire.

C’est ainsi que notre homme entra dans le temple, et il s’y fit le plus discret possible et reprit son métier de cuisinier. Une vingtaine d’années plus tard, un jeune lettré riche et prétentieux demanda à devenir moine. Le vieux Maître le regarda tranquillement et lui demanda:
– Que viens-tu chercher ici?
– Je viens chercher la paix de l’esprit, c’est la seule chose qui me manque.
– Ah oui…? Et quand tu l’auras trouvée, qu’est-ce que tu en feras?
– Je ne sais pas, mais j’ai entendu dire que c’était la chose au monde qui avait le plus de valeur. Donc, il me la faut! Comment dois-je faire pour l’obtenir?

Le Prieur sourit et dit: «Il y a bien longtemps, quelqu’un est venu ici, qui cherchait comme toi à obtenir la paix de l’esprit. Il n’a jamais été ordonné moine, il n’a jamais travaillé la méditation, et voici plus de vingt ans qu’il fait parfaitement la cuisine pour nous. Il a d’abord renoncé à son désir, ensuite il a complètement oublié ce qu’il était venu chercher, et à présent il est parfaitement heureux tous les jours de sa vie. C’est très simple et cela suffit. Tu devrais peut-être essayer d’en faire autant…»

En vieillissant, le Prieur était devenu très gentil. Il ne renvoya l’étudiant que lorsque celui-ci lui demanda si, pour obtenir la paix de l’esprit, il était vraiment indispensable qu’un lettré intelligent comme lui devienne cuisinier.