Leçon n°24 – Le Processus d’Intériorisation

Tout ce que je perçois de «La Réalité» peut être faux.

Je choisis de croire que ce qui m’arrive est réel.

Notre éducation ordinaire fait que la plupart du temps, notre ‘attention’ est tournée vers l’extérieur. Elle fonctionne comme une attention première, qui saute comme un jeune singe indiscipliné d’un événement à l’autre, dans une sorte de fascination pour une pseudo perpétuelle nouveauté. Faute d’apprentissage approprié, nous sommes conditionnés à ignorer et/ou oublier et/ou négliger que cette attention est le produit-résultat de notre organisation mentale, à savoir notre conscience et notre organisme-fonctionnant-comme-un-tout-dans-ses-environnements.

Ces oublis et/ou ignorances et/ou incapacités ont été appelés par les bouddhistes l’absence d’introspection. Nous avons le plus grand intérêt (comme eux) à considérer cette carence comme une véritable et dangereuse maladie puisqu’elle nous interdit de voir et de comprendre que 1°) nous projetons nos émotions, nos sentiments et nos jugements sur le monde entier avec une totale absence de discernement et 2°) cet aveuglement spécifique (voir Mode d’emploi n°1) nous rend manipulables non seulement par n’importe qui et n’importe quoi ‘dehors’, mais aussi par tout ce qui se passe ‘dedans’!

Dans un livre chinois nommé «Le Secret de la Fleur d’Or»[i] le processus par lequel un(e) humain(e), observe comment sa connaissance du monde dépend entièrement de ses capacités à le percevoir est appelé «le Retournement de la Lumière», ce que nous traduisons par «le Retournement de l’Attention».

Chez les Soufis et au Tibet, il en est clairement question depuis le 9ème siècle après J.C. Depuis 70 Ans, en Occident, il est le fondement et le mode opératoire des travaux de C.G.Jung et de ce qu’il a appelé le «Processus d’Intériorisation».

Qu’y a-t-il à observer? Les fonctionnements complexes de cette activité mentale que nous appelons «l’esprit». A cet effet, voici quelques points de repère importants, rédigés à la façon de Ludwig Wittgenstein, pour orienter correctement vos propres observations.

* * *

Ce qui existe «dehors» n’a pas besoin de moi pour exister. De toute façon, l’univers fonctionne vraiment sans moi. Je ne l’ai pas créé. Je crois en prendre conscience, parfois. Plus exactement, la conscience me prend. En effet, du point de vue de l’Énergétique Organique, le terme «prendre conscience» doit être pris au sens de «prendre feu». Il s’agit d’un processus réceptif (yin) d’acceptation non-agissante. Ce n’est pas ‘moi’ qui saisis la conscience de façon volontaire, mais la conscience qui me saisit. Cette formulation qui change le sens de la compréhension change aussi la réalité énergétique et biologique qui l’accompagne.

Lorsque quelque ‘chose’ existe ‘dehors’, je ne la vois pas toujours. Cela dépend de mes capacités d’attention et de mes conditionnements précédents.

Lorsque quelque ‘chose existe ‘dedans’, je ne la ‘vois pas toujours non plus. D’abord, il ne s’agit pas d’une ‘chose’ matérielle, mais d’un processus immatériel. Ensuite, le ‘voir’ dont il s’agit ne se fait pas avec les yeux matériels mais par le jeu de perceptions subtiles qui doivent être éduquées chez la plupart d’entre nous.

Par ailleurs, je ne vois pas toujours que je ne vois pas ce qui existe «dehors» et «dedans». Cette forme d’ignorance fondamentale s’appelle l’aveuglement spécifique.

Ce qui existe ‘dedans’ (sensations, émotions, pensées, intuitions, réactions, sentiments, etc., c’est-à-dire ‘moi’) n’est pas toujours compatible ou en harmonie avec ce qui se passe «dehors».

Ce qui existe «dehors» (choses, processus, événements, situations, etc.) n’est pas toujours compatible ou en harmonie à ce qui se passe «dedans». Mes ressentis et mes adaptations au ‘réel’ résultent de mes (in)capacités et de mes limitations.

Je ne suis pas toujours capable de percevoir ces processus correctement lorsqu’ils se produisent. Ce que j’en perçois résulte de mes (in)capacités et de mes limitations et elles sont nombreuses.

Je ne suis pas non plus toujours capable de m’en faire des représentations non-verbales et verbales suffisamment exactes auxquelles je puisse toujours leur faire confiance.

C’est pourquoi j’ai intérêt à être conscient que:

Tout ce que je perçois de «La Réalité» peut être faux.

Ce que je ressens et ce que je me représente de ce qui se passe ‘dedans’ et ‘dehors’ n’a pas toujours de la valeur, autrement dit, ne me sert pas toujours à me bien porter.

Éprouver des sentiments indique et signifie d’abord seulement que je suis vivant(e). Réagir à ces sentiments n’est pas toujours une bonne idée.

Réagir inconsciemment à des sentiments est presque toujours la cause directe de souffrances annexes.

Or, pour l’esprit ordinaire, «exprimer des émotions» consiste le plus souvent à exprimer des réactions à propos de mes sentiments. Cela n’a rien à voir avec exprimer mes sentiments.

Il en va de même lorsque nous confondons les sentiments et les émotions. Tant que cette confusion n’a pas été reconnue, une souffrance inutile persiste.

Appropriées ou non, adaptées ou non, ces réactions ne sont pas «moi». M’en croire le créateur et/ou le propriétaire relève justement de l’autoillusion, de l’aveuglement spécifique (voir Mode d’emploi n°1).

La colère (et/ou n’importe laquelle des autres émotions perturbatrices), ne se développe pas sans interprétations, ni sentiments, ni jugements à propos de ce qui se passe «dehors». Ces processus se produisent aux niveaux silencieux et ne sont pas ce que je peux en dire.

Pendant que mon attention première est fascinée par ce qui se passe ‘dehors’, je ne peux pas voir et même j’oublie ce qui est en train ‘dedans’ de réagir à ce qui se passe ‘dehors’. Autrement dit et au résultat, j’ignore l’ensemble des processus mentaux à l’œuvre aux niveaux silencieux.

Ne pas se faire piéger par le Processus de Saisie de l’Ego signifie discerner en conscience que, sans mon organisme vivant pour le percevoir à sa façon ‘dedans’, l’univers tout entier n’a pas pour moi le moindre début d’existence ‘dehors’.

Mon organisme sélectionne ce qu’il peut à propos de ce qui se passe pour m’en donner une représentation à ma stricte mesure. Lorsque j’ai conscience de l’ensemble de ce processus et de ses conséquences, j’ai Conscience d’Abstraire[ii], et simplement beaucoup moins de risques de me tromper et de m’illusionner à propos de ce qui se passe.

En dernier ressort, si oublier de demander conseil et aide témoigne d’une certaine dimension d’orgueil un peu stupide, s’abstenir ou refuser de le faire volontairement constitue une erreur typique de l’aveuglement spécifique.

Alors, une fois que j’ai fait le compte (conscient) de toutes mes imperfections, limitations, incohérences, etc., je suis bien obligé d’exister quand même en faisant au mieux et en tenant compte de tout cela. D’où le Koan[iii] Zen suivant:

Je choisis de croire que ce qui m’arrive est réel.

Comment comprendre ce Koan?

Lorsque je perçois mes sensations comme des processus mentaux transitoires, uniques, limités et relatifs, plus ou moins fidèles, plus ou moins aveugles, qui me décrivent à leur façon programmée ce qui se passe autour de moi,

Lorsque j’examine mes sentiments comme des processus mentaux transitoires, uniques, limités et relatifs, plus ou moins partiaux, plus ou moins justes, qui produisent des jugements à propos de ce que je dois aimer ou ne pas aimer,

Lorsque je contemple mes pensées comme des processus mentaux transitoires, uniques, limités et relatifs, plus ou moins pertinents, plus ou moins encombrants qui commentent la réalité de façon plus ou moins absurde et logique,

Lorsque j’écoute mes intuitions comme des processus mentaux transitoires, uniques, limités et relatifs, plus ou moins précis, plus ou moins fiables, qui me présentent des aspects du  monde plus ou moins subtils ou virtuels,

Lorsque j’accepte mes émotions, qu’elles soient réjouissantes ou dévastatrices, comme des processus mentaux transitoires, uniques, limités et relatifs, qui peuvent se produire sans trop me déstabiliser ni me transformer en un champ de ruines,

Lorsque je décide d’observer en conscience l’ensemble de mes processus mentaux en cessant de croire qu’ils constituent ma nature, ou ma personnalité, et que je parviens à ne plus me laisser affecter par leurs résultats,

Lorsque je ‘comprends conscience’ ou que la conscience me prend que les mots ‘corps’, ‘âme’, ‘esprit’ et tous les autres mots avec eux séparent, par du bruit vide de sens des réalités silencieuses non séparables,

Lorsque je perçois que ces processus vivants ne sont pas des états immobiles, et que les ‘états’ immobiles sont des cas particuliers des processus vivants

Lorsque je contemple les événements du monde intérieur et du monde extérieur sans oublier que je les perçois à travers mes langages, mes filtres et mes limitations, sans croire aveuglément qu’ils sont la réalité en soi, que la réalité et toute la réalité,

Lorsque je tiens compte que je puis très souvent être aveugle et faire erreur à propos de ce qui se passe, mais que je peux demander aide et conseil à chaque instant de ma vie,

Lorsque je parviens à sentir que mes représentations du monde, qu’elles ne sont pas le monde mais la production interne et organique résultant de ≈20% d’événement objectif ‘externe’ associé à ≈80% d’organisation mentale ‘interne’,

Lorsque je parviens à analyser mes souffrances comme des avertisseurs de dysharmonie, d’inadaptation, de confusion de niveaux, d’erreur d’interprétation et/ou de représentation du ‘réel’ aux niveaux silencieux et objectifs,

Lorsque je suis conscient qu’il existe une absolue différence entre les mots et ce qui se passe dans le monde, et que je me comporte en fonction de cette connaissance.

Tout cela ensemble et bien d’autres aspects encore, car ce qui vient d’être dit n’est pas ‘La Réalité’, ne recouvre pas toute la réalité et constitue d’abord mon expression de mes réalités,

Alors,  je cesse de croire que le monde existe sans moi, et moi sans le monde. Alors, je cesse de croire que ce qui m’arrive est «réel». Alors, c’est ce que j’appelle «Vivre et Non-Agir en conscience.» Alors, je peux me considérer comme une ‘grande personne’.

* * *

Dans le Tao Tö King  [iv] , pour définir ce que signifie Non-Agir, Lao Tseu dit: «Le Ciel et la Terre se déploient de façon continue et suivent leurs cours sans effort. Ainsi, toujours actif mais jamais occupé, le sage travaille sans s’affairer, savoure sans désirer, contemple sans qualifier, enseigne sans désir de convaincre et demeure sans opinion ni préoccupation.»

Ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’un résultat.

Le Travail Intérieur de Conscience ne concerne évidemment que ceux qui souhaitent apprendre les méthodes qui servent à vivre heureux.
Et dans ce domaine, il faut se rappeler qu’il est impossible d’obliger quiconque à apprendre quoi que ce soit.


[i] Le Secret de la fleur d’Or (Attribué à Lou Yan, ≈ an 1000 après J.C.) fusionne les enseignements secrets du Taoïsme et du Bouddhisme Chan
[ii] Conscience d’Abstraire: vocabulaire spécifique de la Sémantique Générale.
[iii] Koan: Dans la tradition du bouddhisme zen, énonciation incompréhensible par le seul intellect qui ne peut l’être que par expérience vécue. Les Soufis disposent, dans le même axe pédagogique, des «Histoires-Enseignement».
[iv] Dans la leçon 6 du Tao Tö King (Lao Tseu: 570-490 avant J.C.)