Leçon n°39 – Voir les choses telles qu’elles sont

Chacun en leur temps, Napoléon et Hitler ont pensé soumettre l’Europe à leurs idées sans tenir compte du moment où ils ont perdu le contact avec ‘le réel’. Dans notre psyché personnelle, l’Ego fonctionne de la même façon absolue, folle et tyrannique, mais en croyant dur comme fer qu’il est le seul à «voir les choses telles qu’elles sont», justement!

Le surnom de «Tathaghata» désigne le Bouddha, ce qui a été traduit en européen Aristotélicien par: «Celui qui perçoit les choses telles qu’elles sont». Le concept d’«expérience directe de la réalité», issu du bouddhisme Zen, constitue une formulation tout aussi peu conforme à l’examen des faits.

Les sciences cognitives ont confirmé ces dernières années les constats bouddhistes et soufis très anciens, à savoir qu’en état de conscience ordinaire, nous ne percevons que ce que nous sommes préparés, conditionnés et formatés à percevoir par l’ensemble de nos bagages psycho-physiologiques, génétiques et culturels, inné et acquis, individuel et collectif conscient et inconscient, etc.

En 1933, lorsque Korzybski a décrit et expliqué avec la Sémantique Générale comment le langage courant exprime, traduit, véhicule, et souvent même crée, développe et entretient tous ces formatages et conditionnements, il s’est fait le porte parole de tout un esprit du temps dont les principaux porteurs ont été les physiciens, astrophysiciens, mathématiciens, logiciens et psychologues qui travaillaient à la même époque que lui.

Il a montré comment l’emploi inconscient[1] des structures erronées du langage courant (verbe être (principe d’identité), structure ou-bien-ou-bien, (principe du tiers exclus), etc., interdisent de sortir du piège de la pensée stéréotypée et des conditionnements qui l’accompagnent. Cet emploi inconscient crée et contribue ensuite à faire perdurer les identifications, confusions de niveaux, mélanges, généralisations et globalisations abusives de toutes sortes et les comportements inadaptés qui les accompagnent.

Les structures erronées du langage courant génèrent une articulation mentale nommée «aveuglement spécifique». Elle fonde l’art des illusionnistes et des magiciens et elle assure le succès des escrocs et des organisations sectaires religieuses et politiques. Elle constitue également notre principale source d’ennuis personnels.

Par conséquent, dans notre présent contexte, la formulation «celui qui peut voir les choses telles qu’elles sont» mérite d’être abandonnée comme trop incorrecte à plusieurs niveaux. Sa structure n’est pas suffisamment semblable au territoire qu’elle est censée représenter et elle contribue à entretenir la croyance en l’existence inconsciente de fictions ‘absolues’ sans référent dans le «réel», càd de cartes sans territoire.

Le(s) contexte(s) éventuel(s) n’étant pas précisé(s), il s’agit d’une législation cosmique. Cependant, par définition logique, une formulation sans contexte est censée s’appliquer à tous les contextes et de façon absolue. Quant à l’idée qu’il est possible de trouver/percevoir une réalité essentielle absolue en dehors de tout observateur humain, elle ne fonctionne qu’aux niveaux des hypothèses et des suppositions. Par définition, le concept même de «connaissance» est lié aux perceptions relatives et aux limitations de l’organisme humain, même lorsqu’il est associé aux moyens techniques qu’il invente.

Alors, quelles que soient la puissance et la sophistication du microscope, du télescope, de la caméra, du scanner ou de l’I.R.M. derrière lequel il se tient, l’observateur ne perçoit pas une réalité absolue. Ce sont toujours ses yeux qui regardent: il perçoit ce qu’il perçoit. Et sa perception change, dès le premier éternuement annonciateur de rhume, dès l’absorption d’une cuillère de trop d’un sirop contre la toux, dès le premier verre d’alcool ingurgité, dès la moindre émotion ou contrariété, dès la moindre saute d’attention, dès le moindre coup de foudre, etc. Pour le reste, il ne peut que le supposer.

C’est notamment cette nouvelle (1880-1930) analyse du processus humain vivant qui a conduit Planck (théorie des quantas), Einstein (principe de Relativité Générale), Heisenberg (principe d’Incertitude), et Korzybski (principes de Non-Identité et de Non-Toutité) à relativiser les conditions mentales mêmes dans lesquelles a lieu l’expérience humaine et à faire de l’observation de ces conditions un paramètre essentiel de la ‘connaissance’.

Depuis 2500 ans, les philosophes occidentaux s’épuisent à définir avec un vocabulaire Aristotélicien ce que signifie l’énonciation «Percevoir les choses telles qu’elles sont.» Je vois au moins 4 raisons à cela:

  • La présence du verbe «être» qui laisse implicitement supposer qu’il est possible de trouver/percevoir une réalité essentielle absolue en dehors de tout observateur humain,
  • La présence du mot «chose», qui évacue implicitement la possibilité qu’il puisse aussi s’agir de percevoir des processus d’origine interne et externe, et pas seulement des choses,
  • L’emploi du terme «percevoir» sans contexte ni délimitation, et notamment sans préciser s’il s’agit de perception consciente, inconsciente, ou les deux, complète, incomplète, etc.,
  • La réponse classique en: «La réalité, voir les choses telles qu’elles sont, c’est…» qui empêche de penser en termes non-Ã(ristotéliciens)  avec une définition de «forme négative».

Conclusion: la formulation de ‘forme positive’ «percevoir les choses telles qu’elles sont» constitue par conséquent une carte sans territoire à abandonner sans état d’âme. Une formulation Ã[2] cherchera avec une ‘forme négative’ comment  préciser ce dont il est question en listant ce qui ne doit pas se produire pour que ça fonctionne.

En voici une: ce que je vais appeler «expérience directe» désigne ici ma perception en conscience des phénomènes mentaux[3] liés aux perceptions de «l’intérieur» (disons environ 80%) et de «l’extérieur» (disons environ 20%) sans les perturbations parasites dues aux émotions, sentiments, intuitions, bavardages ‘organiques’, ratiocinations, ronronnements ‘intellectuels’ et autres agitations ordinaires et automatiques de l’esprit…

Elle désigne également la possibilité technique de percevoir «ce qui se passe» dans mon champ de conscience sans pré-formatage verbal et sans contamination de champs sémantiques voisins aux niveaux conscients et inconscients, verbaux et non-verbaux.

Cette façon de parler, ni romantique, ni imagée, ni poétique, ni métaphysique, n’est peut-être pas très attirante ni séduisante. En revanche, elle permet de décrire correctement ce qui se passe, à savoir une activité mentale simple, polluée le moins possible, que notre esprit occidental n’arrive presque pas à concevoir tant notre ignorance ordinaire à ce propos est grande.

Tant qu’une personne est vivante, les productions de l’activité mentale ne sont pas arrêtées. Mais elles peuvent vivre leur vie sans perturber les phénomènes perceptifs et les différentes phases de la prise de conscience[4]. «En conscience» s’oppose ici à l’adjectif «inconscient». Cette absence de dérangement se produit lorsque nous cessons de les alimenter en énergie par l’entraînement conscient des attentions et leur placement constant en conscience corporelle. Telle est l’orientation de fond du Calme Mental.

Depuis 2500 ans, la philosophie et la psychologie bouddhistes ont adopté le principe de deux niveaux de réalité co-existants et co-perceptibles: il s’agit des concepts de réalité ultime et réalité relative.

Quel que ‘soit’ ce-qui-advient/ce-qui-se-passe aux niveaux de la ‘réalité ultime’, l’expérience directe celle-ci échappe à globalement à mes capacités de perception humaines. Je peux cependant m’en faire des représentations en termes d’hypothèses, de suppositions et de théories à propos. Je peux ranger dans cette catégorie «le fonctionnement de l’Univers», mais aussi bien «Dieu», quelle que soit la langue dans laquelle j’exprime ce à propos de quoi je parle.

Ce que je perçois, je le classe dans la rubrique «réalité relative», dans la mesure où mes outils de perception humains sont limités (ça, je le sais) et que ma conscience fabrique à partir de ces outils limités des représentations de «la réalité» dont la fiabilité est directement dépendante de mes moyens personnels de perception et de compréhension de cette «réalité».

Limitée, certes, mais utilisable quand même, à condition que mes moyens de perception ne me présentent pas des ‘cartes’ de cette «réalité» d’une structure trop éloignée de celles des réalités qu’elles sont censées représenter. Le langage courant fabrique aux niveaux verbaux des cartes à propos des différents niveaux de perception tous non-verbaux à partir desquels je me fabrique mes représentations de «la réalité». Il s’agit donc d’un moyen technique de connaissance de la plus haute importance stratégique.

La méditation sert notamment à prendre une connaissance plus juste, parce que moins ‘polluée’, de cette réalité.


[1] C’est-à-dire hors «conscience d’abstraire»
[2] A: abréviation de Aristotélicien, Ã: abréviation de non-Aristotélicien.
[3] L’adjectif ‘mental’ signifie ici qu’il est question de «l’organisme-fonctionnant-comme-un-tout-dans-ses-environnements», Il s’agit d’un vocabulaire spécifique de la Sémantique Générale.
[4] Voir Mode d’emploi n°3: Prendre Conscience