Leçon n°40 – Occuper la place de l’Ego

Au début du Travail Intérieur, la lutte contre l’Ego ressemble beaucoup à un Jeu de Go (Jeu d’Ego!) dans lequel l’enjeu est de savoir qui pilote notre esprit:

  • d’un côté, notre petite conscience que nous appelons ‘moi’ et qui est la résultante presque toujours inconsciente, sauf entraînement approprié, de nos perceptions des différentes fonctions (sensations, mémoires, émotions, sentiments, pensées, intelligences, attentions, etc.,)
  • de l’autre l’Ego surentraîné, dans son rôle de gestionnaire d’existence paranoïaque craintivo-agressif, EgoSystème-peur capable d’utiliser à son profit tout ce qui précède; il occupe presque toute la place de conscience disponible et d’une certaine façon, il gagne presque à tous les coups.

Au début de l’entraînement[1], l’effort-travail d’attention qui est demandé par l’instructeur et qui constitue le moteur de l’entraînement de l’esprit est ressenti comme éprouvant par Ego-moi (c.à.d., ma petite conscience polluée par l’EgoSystème) car:

1°) faute d’observation, de conscience et de connaissance devenues suffisantes de nos processus mentaux, nous ne sommes pas vraiment en mesure de discerner quand l’Ego pilote notre organisme, nos ressentis, nos pensées, nos évaluations, et donc, nos décisions.

2°) aussi essentielle et fondamentale soit-elle, la prise de conscience corporelle (organique) de la différence entre l’Esprit Ordinaire et l’Esprit d’Éveil ne se produit qu’après au moins 5 ou 6 années de pratique efficace, étant entendu qu’il me semble utile de rappeler qu’une pratique inefficace (c.à.d. partielle, irrégulière et dilettante) ne sert évidemment à rien, sauf à renforcer le pilotage égotique et les frustrations qui affectent nos ressentis en conséquence.

3°) puisque ce genre de ‘clairvoyance’ ne se produit qu’après quelques années d’entraînement, nous ne sommes pas non plus en mesure d’identifier immédiatement que toutes les réactions d’inconfort, de gêne, de déplaisir, etc. qui se produisent dans la vie quotidienne (métroboulododo, etc.,) ou assise (méditation sous toutes ses formes) sont la signature de l’Ego, et qu’il n’est ni nécessaire ni amusant, etc., d’y croire aveuglément et d’accepter sans discernement d’en souffrir,

4°) personne ne peut savoir ce qui va se passer dans notre voyage intérieur dont seul notre ‘guide’ ou ‘ami spirituel’[2] connaît un peu les modes d’emploi; dans ces conditions, l’Ego développe sans limite sa capacité de doute et d’inquiétude pour plomber tous nos efforts de conscience au maximum.

5°) Les façons dont l’EgoSystème plombe nos réactions commence évidemment par la paresse. Ressortir de chez soi pour aller méditer peut se révéler un problème majeur, autant que se mettre à observer en Esprit d’Éveil les activités de l’Esprit Ordinaire. Quant à méditer chez soi, même 5 minutes pas jour, il y a toujours mieux ou plus indispensable à faire. L’écriture de l’expérience (voir leçon N°6) est ressentie par l’Ego comme une astreinte stupide et sans intérêt. Etc.,

Les personnes qui sont passées par les différentes formes de la psychanalyse et par une foule d’autres disciplines orientales ou occidentales (qui utilisent les langages écrits ou parlés pour travailler la ‘connaissance de soi’ ainsi qu’une autre foule de systèmes thérapeutiques médicaux ou paramédicaux) ont certes appris des savoir-faire nouveaux. Mais le caractère partiel de ces disciplines n’est pas forcément mis en rapport avec le genre de conscience que peut produire une connaissance organique globale. C’est nous-au-présent qui sommes censés y parvenir avec nos moyens du moment.

Par ailleurs, comme l’Ego aime bien se/nous distraire de sa façon stupide de banaliser et de scléroser notre existence, il valide dans un premier temps ces méthodes qui semblent avoir toutes quelques effets d’abord ‘positifs’, soulageants. «Enfin du ‘nouveau’!»… Dehors. En réalité, ces activités nouvelles détournent notre attention de l’examen sérieux du système de production de nos souffrances habituelles au profit d’un début quelconque d’apprentissage de l’intériorisation, la rencontre éventuelle de nouveaux compagnons de recherche, un nouveau ‘sens d’existence’ qui semble meilleur, un nouveau yoga, une nouvelle psykanalyz, une nouvelle Miss Tique, un nouveau salon philosophique, la découverte des sciences occultes, une nouvelle émission de télé sur l’énergie, etc.

L’effet ‘négatif’ ne se ressent qu’après et parfois même longtemps après; il prend toujours la forme de la déception. En effet, la découverte expérimentale de l’omniprésence et omnipotence des processus égotiques n’est à ma connaissance jamais (et je pèse mes mots) envisagée comme l’objectif principal des entraînements chaque fois que les termes Ego et Conscience Corporelle n’appartiennent pas aux vocabulaires employés.

Or c’est bien l’Ego qui lance toujours ego-nous dans l’apprentissage d’une ‘nouvelle piste de connaissance soi’, d’une nouvelle forme de ‘thérapie’ ou de ‘méditation’ ou de ‘travail sur soi’, voire d’arts martiaux exotiques, pourquoi pas…, en Ego-nous persuadant que nous allons trouver LA solution miracle et immédiate à tous nos problèmes. A la suite se développe une quantité de sentiments et d’émotions liées aux attentes suivies des effondrements dépressifs de déception.

Sachant que la déception et la dépression ne sont pas agréables à vivre, Ego-nous allons chercher à trouver le plus vite possible une nouvelle activité qui semble spirituellement fascinante ou efficace, histoire d’oublier la déception qui vient de se produire. Trungpa nomme ce piège le «Tourisme spirituel» et l’invariant de structure qui l’anime porte (en Sémantique Générale) le nom de Système IFD: Illusion, frustration, désorganisation.

Quand tout va bien ou semble provisoirement ‘se passer bien’, l’ensemble de nos activités ordinaires gérées par l’EgoSystème via l’Esprit Ordinaire suit son cours normal. Ego-nous concevons cela comme «la vie quotidienne-courante-normale-ordinaire-de-tous-les-jours», inconsciemment bien entendu. Ce faisant, l’Ego marginalise de façon implicite mais très efficace, la méditation ainsi que toutes les activités reliées à l’intériorisation et à la spiritualité susceptibles de lui faire perdre son pouvoir sur notre petite conscience et sur les différents aspects de notre existence.

Le discours de l’EgoSystème ressemble alors à: «La méditation, l’intériorisation et la spiritualité, c’est quand même bien des conneries orientales gentillettes. Bon, tu aimes ça, certes. Et comme tu as l’air décidé(e), je vais te laisser faire, parce que je suis sympa. Quand tu auras fini, tu me préviendras et nous nous remettrons aux choses sérieuses; ton boulot, par exemple, et tout ce que tu devrais faire et désirer et rechercher pour avoir une vie sociale normale et être heureux(se) avec ça, parce que ça doit suffire sans avoir besoin d’aller chercher des solutions exotiques à l’étranger. Vois des copains, trouve un amoureux, fais du sport, bois un coup, change de métier s’il faut, d’appartement, pourquoi pas… gagne de l’argent! occupe-toi des femmes (ou des hommes), bouge toi! etc.»

Le message consiste à nous persuader de tout développer sauf la conscience interne du moment présent et l’examen des processus de souffrance qui Ego-nous pilotent jour après jour à notre insu de conscience.

Le véritable travail d’intériorisation qui se produit avec le guide spirituel et qui accompagne l’entrainement de méditation est presque toujours ressenti par «Ego-moi» comme une épreuve désagréable. Loin de lui promettre quoi que ce soit, l’enseignant(e) révèle froidement à l’Apprenti(e) la nature illusoire de l’arsenal subtil de l’Ego qui pilotait tranquillement les ‘démarches’[3] existantes sur le mode ego-romantique; je veux parler des peurs, craintes, désespoirs, découragements, doutes, désespoirs, enthousiasmes, les «Allez, je me reprends», l’apitoiement sur ‘soi-même’, les dérobades, prétextes, excuses, compensations et addictions diverses, ainsi que l’impossibilité de quitter seul(e) ce manège infernal, etc.

Lorsque ce décor Egollywoodien est reconnu et montré par l’enseignant(e)  comme faux et générateur d’impasse, les sentiments de déception qui l’accompagnent sont analysés par Ego-nous comme une régression lamentable. Ego-nous projetons immédiatement sur les méthodes de l’enseignant(e), voir sur l’enseignant(e) même, l’aspect désagréable du processus qualifié d’inefficace parce que dépourvu de résultat immédiat. La déception justifie à elle seule de fuir la réalité nouvelle du Travail Intérieur comme la peste et d’arrêter si possible ce dernier au plus vite, dès que «ça va mieux», par exemple.

En situation de crise ‘interne’ de type maladie: sous forme du Cancer que je connais bien, par exemple, l’arrêt de maladie estampillé CQ suspend toutes les activités normales et sociales extérieures qui, bon an mal an, alimentaient l’esprit ordinaire, le bavardage intérieur et l’agitation mentale; toutes les activités sociales programmées qui empêchaient l’Esprit d’Éveil de fonctionner en rassurant l’Ego s’arrêtent brusquement.

En l’absence de véritable intériorisation, les personnes qui ont jusque là ‘investi’ les activités extérieures visibles se trouvent face à un sentiment de vide abyssal. Qui va leur expliquer que leur emploi du temps de conscience était en réalité aussi vide que leur emploi du temps visible était plein? Sûrement pas ceux qui fonctionnent aussi sous le même genre de pilotage ego-pollué!

Pour les personnes qui se retrouvent dans cette situation, le vide brutal d’emploi du temps conjoint à l’absence d’intériorisation fabrique automatiquement une montée des angoisses qui s’alimentent de l’incertitude des temps à venir. Lorsqu’ils se retrouvent chez eux à être obligés de ne rien faire, le ressenti est bien souvent de l’ordre de la panique.

Cette situation est un vrai boulevard pour l’Ego[4], qui se vautre à plaisir dans l’océan d’angoisses et d’incertitudes qu’il est capable de produire en interne en utilisant les aspects externes [objectivement qualifiés de ‘graves’] de la situation.

Quant à ceux et celles qui se remettent à retravailler le plus vite possible, après l’épisode maladie (burn out, dépression, etc.) dans les mêmes contextes et à faire le même travail dans le même esprit ordinaire pour combler les vides intérieurs et dont l’entourage inconscient admire la ‘force morale’, il me semble qu’ils perdent l’occasion de réaliser la dimension spirituelle de leur existence et il leur arrive souvent de perdre la vie avec. Je ne juge pas cette situation; je la constate.

C’est pourquoi le Travail Intérieur et la présence accompagnante de l’enseignant(e) sont particulièrement bienvenus pour une telle période de crise. Cela permet de «couper l’herbe sous le pied» de l’EgoSystème et d’occuper la place de conscience de façon préventive. Pour ceux et celles qui le peuvent, c’est le moment de ‘déclarer la guerre’ à l’Ego et à tout ce qui constituait auparavant une existence vide de sens pour prendre la décision de conscience de changer leurs façons de vivre.

Dans ces moments de ‘vide’ objectif et visible, qui constituent une réalité monumentale pour ceux qui la vivent et qui passe inaperçue de leur entourage, l’entraînement du Non-Agir constitue la meilleure défense contre les entreprises angoissées de l’Ego. Il inclut l’étude des processus mentaux, l’étude du langage courant, le dessin des mandalas, la méditation, l’écriture biographique, l’écriture du journal de ce qui se passe, la récitation des mantras, le vécu et/ou l’apprentissage du massage, l’entraînement de yoga, les rituels tibétains, la musique et le travail régulier d’un instrument, des stages de développement personnel et de conscience corporelle (surtout ceux de l’ImproClown, spécialement adaptés à la découverte des nouvelles configurations mentales relatives au vécu du moment présent ), la prière, etc.

Toutes ces non-activités ont pour objet d’occuper la place de conscience pour ne pas laisser à l’EgoSystème la possibilité de reprendre la direction des opérations, et de polluer à la suite la conscience de ‘moi’ qui devient incapable de discerner la présence de l’Ego.

En situation de crise ‘externe’ de type échec: se produisant dans les domaines relationnels, amoureux, professionnels, etc., les stratégies que l’EgoSystème est capable de développer sont d’une ingéniosité diabolique puisque son instinct simiesque[5] (et/ou infantile) nous conduit à projeter la ‘faute’ ou la responsabilité de l’échec sur les autres, de préférence, ou à défaut, sur le Destin, la Fatalité, la Puissance des Choses, voire la Volonté Divine. Inch’allah.

Et au cas où nous admettons quand même une part de responsabilité, l’affaire peut être récupérée après coup à l’aide d’un «J’ai fait de mon mieux avec mes moyens de l’époque.» En l’occurrence, la logique est bonne, mais la récupération qu’en fait l’Ego est désastreuse puisqu’elle nous empêche d’admettre que l’Ego a piloté l’ensemble des opérations à notre insu. La réalité est que ego-nous lui avons laissé toute la place disponible, en n’utilisant pas les moyens habiles pourtant connus… Implicitement le fait que du temps ait passé et nous puissions réagir avec ‘plus de conscience’ à propos dudit passé semble bien ‘positif’. Sauf que ce n’est pas parce que le temps passe que la conscience progresse.

Le piège est redoutable; en effet, si nous ne prenons pas conscience (au sens du Mode d’emploi n°3 du BTI) des stratégies d’aveuglement qui ont une fois de plus abouti à l’échec, la structure d’échec qui ne peut être conscientisée se reproduira forcément, avec d’autres acteurs et actrices, d’autres contextes, d’autres décors, en produisant toujours les mêmes souffrances. Cette existence bloquée tourne comme un disque rayé, ce pour quoi je l’appelle le manège infernal, un autre nom pour ce que les bouddhiste appellent la Roue du Karma, soit le résultat de tous nos conditionnements interagissants et interdépendants qui nous maintiennent en souffrance.

Si nous ne pilotons pas de façon féroce notre capacité de conscience au présent avec la configuration mentale appropriée (l’Esprit d’Éveil), l’Ego est capable de saisir chaque occasion extérieure et chaque espace-temps de conscience laissé disponible pour essayer de nous ramener à notre misère ordinaire et à nous faire oublier la conscience que nous pouvons avoir développé de sa présence et de son travail de destruction aussi inconscient que systématique.

Alors comment faire pour occuper cette place de conscience? Aller lire maintenant le Mode d’emploi n°10 qui s’appelle aussi «Occuper la place.»


[1] A titre d’information générale, et je ne suis pas une exception, cette période d’inconfort et de souffrance légère au début, variable ensuite, s’est produite pour moi, entre 18 et 33 ans, soit pendant 15 ans. C’est le temps de Travail Intérieur qu’il a fallu pour que le sens de ce qui se passait commence à devenir perceptible pour moi.
[2] Le ‘maître’ enseignant, dans la terminologie de Chöghiam Trungpa. Extérieur et visible de son vivant, et accessible en présence intérieure lorsqu’il est mort. Il semble que nous soyons tous capables de façon ‘naturelle’ de ce mode de perception. Cela dit, sauf pour les gens doués pour cela par héritage génétique, ça se travaille!
[3] J’aime tant cette expression censée décrire le processus d’arrêt de l’esprit ordinaire!
[4] D’où la jolie expression «le Tout-à-l’Ego».
[5] C’est ainsi que le qualifie Chöghiam Trungpa, pour nous aider à doter notre ego d’une personnalité animale de singe, avec tout ce cela représente d’inconséquence et d’irrespect inconscient des contextes humains, notamment.