Leçon n°6 – Expérience, Parole et Écriture

Au cours de l’exercice de mon métier d’analyste, j’ai entendu bien des fois des personnes me demander «Mais à quoi ça sert d’écrire les choses que je vous raconte? Et pourquoi vous me demandez de le faire de façon aussi précise? C’est agaçant!» Certes. Le Travail Intérieur n’est pas souvent confortable, mais il travaille à éliminer en les précisant des conditions d’existence qui sont devenues suffisamment insupportables que l’inconfort relatif du Travail Intérieur mérite d’être considéré comme une épreuve somme toute raisonnable, qui de plus, ne crée pas désordre supplémentaire.

L’expérience des sensations, des émotions, des sentiments, des intuitions et même de l’intellect existe d’abord aux niveaux silencieux. Elle est directement connectée à tous les plans de réalité inconscients et si elle n’est pas verbalisée, elle reste bloquée aux niveaux inconscients, silencieux et organiques, chargée d’une intensité émotionnelle et énergétique maximale. Lorsque cette intensité énergétique reste en «non-dit» elle devient destructrice et se transforme en carburant-poison capable de générer n’importe quelle pathologie.

L’expression verbale (la parole) décharge en partie la violence de cette énergie, mais ne la vide ni de son contenu énergétique, ni de ses capacités à retourner à l’état inconscient ou à se transformer en n’importe quoi. Lorsqu’elle ne va pas jusqu’à la symbolisation, autrement dit, sa transformation en mots et en conscience corporelle, l’énergie en question s’incarne autrement. Se produit alors ce que nous appelons une somatisation (étym: soma le corps, psyché: l’esprit).

Une verbalisation qui n’est pas écrite reste sensible aux fluctuations de la mémoire. Elle reste dans un état énergétique mouvant, flou et intermédiaire que les tibétains nomment «bardo» (comme dans Bardo-Thödol, le Livre des Morts tibétain). Et tant qu’elle n’est pas écrite, elle reste dépourvue de caractère objectif (étym: jeté devant). Elle fonctionne comme un signe pour attirer l’attention de mon/ma partenaire sur «ce que je veux dire». Mais tant que je ne vérifie pas cette compréhension, je ne dispose pas de certitude et j’en reste au stade de suppositions ± conscientes.  C’est pourquoi une verbalisation qui n’est pas écrite mérite d’être considérée comme incomplète et donc suspecte tant que son auteur(e) n’a pas été consulté(e) directement pour valider les interprétations qui en ont été faites.

En Droit comme en Travail Intérieur, une verbalisation n’a d’abord pas de valeur autre qu’une valeur d’indice. Elle ne permet pas de transmission stable et fiable sur le registre de la diffusion des informations et des connaissances; elle échappe aux procédures de contrôle de la méthodologie scientifique et elle ne reste utilisable aux niveaux conscients que de façon limitée et peu efficace. Son utilisation énergétique restera partielle et limitée. De plus, tant qu’elle n’a pas été vérifiée aux niveaux des faits silencieux et objectifs, elle peut produire un grand nombre de dégâts et de désordres (suppositions, inférences, rumeurs, confusions de sens et de niveaux d’interprétations etc.).

Réussir à exprimer le plus correctement possible les façons dont je ressens ce qui se passe (à l’intérieur et/ou à l’extérieur de ma peau) a donc une très grande importance technique qui engage pleinement ma responsabilité quand au résultat de ce que j’ai à ex-primer (étym ≈ sortir le premier jus).

  • Si mes mots sont trop imprécis, trop allusifs, trop incomplets, etc.
  • Si j’emploie un vocabulaire ou une structure de langage qui n’est pas adaptée à son objet,
  • Si ce que je dis ne décrit ni ne signifie pas suffisamment «ce que je veux dire»,
  • Si mes ‘cartes’ ne sont pas suffisamment conformes aux ‘territoires’ que je veux décrire,

Alors ce que je dis…

  • N’est pas vecteur de précision mais de confusion,
  • Ne constitue pas un signe suffisant pour être compris des autres (et/ou de moi),
  • N’attire pas correctement l’attention des autres (et/ou de moi) sur «ce que je veux dire»,
  • Ne fait pas du sens, mais fait seulement du bruit sans signification.

Et je ne suis pas fondé à m’étonner si mes façons de parler génèrent des catastrophes.

C’est l’expression écrite (l’écriture) qui permet à l’expression verbale de changer de catégorie énergétique et d’acquérir (en T.I.) une dimension de symbole, que j’emploie ici au sens étymologique, à savoir «sym-ballein»  qui signifie «jeter devant ensemble»; «sym» traduit l’idée de réunir, assembler, rassembler. «Ballein» jeter devant, exprime l’idée que les ressentis ne restent pas cachés à l’intérieur; leur expression fait qu’elles quittent le domaine privé et passent dans le domaine public qui peut en prendre connaissance, en faire l’analyse et passer du temps ensemble à les discuter, les partager.

Le mot «symbole» est ainsi porteur d’idées et surtout d’énergies de rassemblement, de réunion, d’unification, de communication, de transmission, d’échange, etc. C’est pourquoi l’image du pont est souvent utilisée pour symboliser l’énergétique du symbole.

L’opposé étymologique du préfixe «sym» est le préfixe «dia» qui exprime l’idée d’éloignement, de séparation, de différence, comme dans les mots dialectique, dialyse, diatribe, etc… C’est  pourquoi le terme opposé à «symbolique» est le terme «diabolique» en ce qu’ils sont porteurs de sens et d’énergétique contraires[1].

Lorsque la parole parvient à s’écrire, elle peut transmettre une énergie et une puissance de communication, voire de communion, très différente de l’énergie de l’expression verbale. Elle peut alors fonctionner comme un vecteur de relation, d’échange et de dignité. Elle a aussi le mérite de donner une forme définitive et non modifiable à l’expression verbale, et donc, de fixer l’énergie psychique et de l’empêcher de retourner à l’inconscient comme retournent à l’océan les vagues au bord de la plage.

Pour l’avoir vécu moi-même (à titre personnel) et vu vivre (en qualité d’analyste), je peux témoigner (pour moi comme pour d’autres) des sentiments qui se produisent face à l’impossibilité de dire, de parler, d’exprimer, d’expliquer ce qui se passe ‘à l’intérieur’: sentiments d’isolement, d’impuissance, d’incompréhension, de coupure, de distance, d’éloignement, d’abandon, de désespoir…

L’image qui me revient en parlant de ce silence là est celle de l’homme-grenouille ou du cosmonaute qui perd soudain son équipement oxygène, dont les fonctions vitales s’arrêtent brusquement, avec lequel les relations normales ordinaires et subtiles cessent et qui part en dérive immobile dans l’immensité de la mer ou de l’espace. Diabolique! apparaît bien ce silence d’impuissance contrainte et forcée. Je retrouve bien ici une sorte de dialectique du Diable et du Bon Dieu.

L’expression écrite permet aux données qui se trouvaient au départ informulées, inconscientes et exclusivement personnelles d’accéder aux dimensions conscientes et sociales. Elles ne sont plus seulement exprimées (etym: ex ≈ sortir de + primées ≈ leur état premier) mais elles sont exposées (etym: ex ≈ sortir de + posées). Un texte peut alors prendre des formes variées qui permettent à plusieurs personnes de se mettre d’accord (ou pas) sur ce qu’elles ont à faire. En histoire du Droit, ce passage de l’oral à l’écrit s’est produit chaque fois qu’un comportement social a quitté le domaine des faits silencieux et de la transmission verbale coutumière pour être écrit quelque part et devenir constitution, code, loi, règlement, contrat, convention, texte d’application, mode d’emploi, etc.

Ce genre de texte permet de codifier, c’est-à-dire de donner une base fixe (etym: codex ou caudex ≈ tronc d’arbre) à des faits et des actes qui resteraient à défaut au stade d’énergies non saisissables et non gérables. En tant qu’auxiliaire technique de la prise de conscience, l’écrit permet donc l’utilisation efficace des outils de base de la Sémantique Générale, par exemple:

  • les dates et les traits d’union (qui obligent à ne plus penser en terme d’état, mais qui permettent de penser en terme de processus énergie-mouvement-matière-espace-temps)
  • les guillemets (marquant les termes multi-ordinaux et les confusions de niveaux et de sens)
  • les listes et index (couteau 1 n’est pas couteau 2, etc.) rappelant la 1ère prémisse «n’est pas»)
  • etc. (qui rappelle la seconde prémisse «pas tout»)
    et toutes les autres prémisses qui dérivent des deux premières.

Un écrit ne sert plus d’indice mais de preuve. En vertu aussi de la troisième prémisse, [une carte ‘est’ autoréflexive], ce qui est écrit permet la réflexion logique et intellectuelle, l’évolution de la conscience et des formulations qui interagissent avec elles. L’écriture permet de faire évoluer nos représentations à propos de l’évolution de l’énergie de la situation et nos actions y relatives. Une carte écrite est tout simplement plus stable et fiable à utiliser qu’une carte verbale invisible et changeante par définition.


[1] Voir C.G. Jung, qui a abondamment développé ces sujets par exemple dans des ouvrages comme «L’Homme et ses Symboles», «Dialectique du Moi et de l’Inconscient», «L’Homme à la Découverte de son Âme», «Psychologie et Orientalisme», etc.